Le cas curieux des arbres « ivres », dans le nord du Canada

Ce que les arbres courbés et déformés révèlent sur les changements climatiques et le stockage de carbone

Mai 2025

Par Matthew Gutsch pour La science simplifiée

Dans les forêts du nord du Canada, un phénomène étrange est en train de prendre racine. Il s’agit d’un désordre naturel appelé « arbres ivres ». Ces arbres, déformés et penchés dans des angles improbables, semblent en perpétuelle ébriété, à deux doigts de tomber.

Mais quelle est la cause de cette inclinaison étrange et mystique? La réponse vous surprendra peut-être : il s’agit d’une combinaison complexe des rudes conditions naturelles, des changements climatiques et de la lutte que mènent les arbres pour survivre. Les chercheurs constatent que, sous la surface, une histoire plus complexe se déroule, celle de l’adaptation, de la science de la survie et des moyens cachés par lesquels la vie subsiste même dans les conditions les plus extrêmes.

Femme dans une forêt mesurant un tronc d’arbre avec un ruban à mesurer jaune. Paysage montrant un petit bosquet d’arbres qui ont l’air de vouloir tomber.

(À gauche) La chercheuse Raquel Alfaro Sánchez mesure la taille d’un tronc d’arbre, dans une forêt où l’essence dominante est l’épinette noire, dans les Territoires du Nord-Ouest. (À droite) Arbres ivres penchés.

Un casse-tête enfoui dans la forêt

Raquel Alfaro Sánchez, chercheuse à Ressources naturelles Canada, est fascinée par ces arbres ivres. Ce spectacle particulier, à première vue, semble relever davantage du folklore que de la science. Pour Raquel, ces troncs tordus ne sont pas seulement une curiosité, ils sont une énigme scientifique. Au centre de foresterie du Nord d’Edmonton, Raquel étudie comment les profils de croissance instables de ces arbres peuvent affecter l’écosystème dans son ensemble. En effet, ces arbres ivres pourraient avoir des répercussions plus vastes, qui vont bien au-delà de leur apparence. Ils pourraient modifier les processus mêmes qui régulent le cycle de stockage du carbone de la Terre.

Vous vous demandez peut-être quel est le lien avec la lutte contre les changements climatiques. Raquel se pose la même question. Or, à chaque pas qu’elle franchit pour y répondre, elle plonge un peu plus le mystère de la façon dont ces forêts, apparemment ivres des extrêmes de la nature, peuvent tranquillement modifier l’équilibre de notre planète et son avenir.

Image composite d’arbres dans une forêt, vue aérienne d’un petit lac entouré d’arbres et de lichen.

Les arbres des Territoires du Nord-Ouest s’adaptent et luttent pour rester debout alors que les changements de température affectent les conditions du sol. Ce travail de recherche est soutenu par le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, l’Université Wilfrid-Laurier et Savoir polaire Canada.

Comment les arbres deviennent-ils pompettes?

« La forêt ivre, explique Raquel, est une expression courante qui désigne les forêts ou les arbres sont inclinés dans différentes directions. »

Le phénomène est simple : lorsque le pergélisol fond sous les arbres, le sol devient instable et les arbres penchent et s’inclinent. Cette instabilité se produit généralement dans les sols humides où l’on trouve des épinettes noires (également connus sous le nom d’épinettes à bière et de sapinettes noires). Des études ont révélé que l’inclinaison est causée par les variations du cycle annuel de dégel au printemps et de gel à l’automne de la couche superficielle du sol, appelée couche active, où les arbres sont enracinés.

Bien que ce cycle soit tout à fait naturel, l’augmentation rapide du taux de dégel du pergélisol des dernières décennies rend le sol plus instable. Cela entraîne une inclinaison plus prononcée des arbres. Le coupable? Les températures de plus en plus hautes. Le pergélisol sous le système racinaire des arbres dégèle plus rapidement, ce qui entraîne une déstabilisation du sol. Les arbres tentent donc de s’adapter en se penchant. C’est ce qui donne l’impression qu’ils sont ivres.

Percer le mystère

Raquel a commencé à étudier les arbres ivres lorsqu’elle a quitté son Espagne natale, pour s’installer au Canada, en 2020. À l’origine, elle était venue pour étudier les incendies de forêt et la régénération forestière après les incendies. Elle a eu la possibilité d’analyser les cernes de croissance des arbres pendant son stage postdoctoral à l’Université Wilfrid-Laurier de Waterloo, en Ontario. Elle s’est rapidement rendu compte que l’écologie du feu qu’elle connaissait, en Méditerranée, était très similaire à celle du nord du Canada. « Certaines de nos essences d’arbres sont similaires et ont des réactions similaires, dit-elle. Alors, à mes yeux, c’était quelque chose de super! J’ai décidé d’étudier cela au Canada. »

À Wilfred-Laurier, elle est tombée sur une série de cernes de croissance provenant d’arbres des Territoires du Nord-Ouest qui n’avaient pas encore été analysés. Elle a décidé d’examiner ces spécimens et d’analyser leur profil de croissance. C’est alors qu’elle a découvert des profils inhabituels dans les cernes de croissance; des zones de bois plus sombres qui indiquaient que les arbres s’inclinaient et se déformaient.

Curieuse, elle s’est demandé : « Qu’est-ce que c’est? Normalement, je ne vois pas ces profils, parce qu’en Espagne, en Europe, de tels problèmes de sols n’existent pas. Les cernes de croissance d’un arbre sont normalement concentriques, à moins qu’ils ne poussent sur des pentes. » Cette constatation l’a amenée à établir un lien entre les profils de cernes de croissance des arbres, l’inclinaison des arbres et le dégel du pergélisol. « Je me suis dit : quoi? D’accord! C’est très intéressant. J’ai commencé à analyser davantage. Quelques études avaient été menées dans les années 2000, mais seulement dans des zones très localisées. Rien n’avait permis de mettre en évidence un gradient latitudinal aussi important. »

Arrangement composite de quatre images montrant un plan large d’un groupe de cinq personnes se tenant devant un hélicoptère, un homme prélevant un échantillon de bois avec une tarière, une femme ramassant de la terre et une autre femme mesurant la couverture de lichen.

Raquel et son équipe se rendent en hélicoptère dans des endroits reculés, comme dans les Territoires du Nord-Ouest. (Rangée du bas) Mehdi M. Aqdam prélevant des échantillons de bois, Emma Sherwood prélevant des échantillons de sol et Katerina Coveny mesurant la couverture de lichens.

Lien avec le carbone

Grâce à ces nouvelles connaissances sur les processus à l’origine des arbres ivres, Raquel et son équipe mènent des recherches sur le phénomène et ses répercussions. « Notre objectif est de déterminer où les forêts prospèrent et où elles sont en difficulté », explique-t-elle.

La recherche n’en est qu’à ses débuts, mais Raquel est déjà frappée par l’importance de ses découvertes. Elles révèlent clairement que l’effet du dégel du pergélisol sur la croissance des arbres s’est considérablement intensifiée, au cours des 40 dernières années. Or, cela pourrait avoir des conséquences sur le stockage du carbone. Les arbres ivres utilisent tous les nutriments et l’énergie dont ils disposent pour rester debout, alors que le sol sous leurs racines est littéralement en train de se déplacer et de céder. Par conséquent, les arbres ont moins d’énergie pour croître et absorber le carbone dont ils ont besoin.

« J’ai été très surprise de voir que les résultats de nos recherches sont aussi clairs, dit-elle. La croissance est une mesure équivalente du carbone absorbé. Moins de croissance signifie moins de carbone stocké dans les arbres. »

La forêt évolue, l’objectif change

Ce lien de causalité est fort et significatif. « Normalement, en écologie, les signaux ne sont pas très clairs, explique Raquel. Cette fois-ci, nous avons obtenu des résultats très significatifs en analysant simplement le déclin de la croissance des arbres en fonction du nombre d’inclinaisons, qui est la variable utilisée pour déterminer à quel point les arbres sont affectés. »

Soucieuse d’élargir ses conclusions, Raquel collabore désormais avec des chercheurs des Territoires du Nord-Ouest. Leur objectif est de recenser les endroits où les arbres ivres sont les plus touchés et, plus généralement, de déterminer comment les différents types et niveaux de dégradation du pergélisol contribuent à ce phénomène.

« Nous devons nous concentrer sur les forêts du nord, dit-elle. Elles couvrent de vastes zones et il est essentiel de comprendre ce qui s’y passe. » Le réchauffement climatique entraînant une augmentation des températures locales, certains chercheurs commencent à émettre l’hypothèse que d’autres changements sont à prévoir dans le nord. « Nous devons comprendre si nous assistons à une augmentation ou à une diminution de la productivité dans le nord, dit-elle. Ce type d’étude, y compris celle sur les forêts ivres, constitue un morceau du casse-tête. »

Elle et son équipe prévoient d’étendre leur travail au Yukon cet été. En effet, elles associeront les données de cernes de croissance des arbres aux enregistrements à plus long terme sur le pergélisol afin de mieux comprendre comment les forêts du Canada s’adaptent à la hausse des températures. « En analysant les cernes de croissance des arbres, on dévoile l’histoire du passé, explique-t-elle. »

Si le phénomène des forêts ivres doit encore être étudié, une chose est sûre : le sol sous nos pieds est en train de changer, et les arbres en témoignent.

Si vous êtes un membre des médias ou un éducateur et que vous souhaitez obtenir plus d’information sur les travaux de recherche de Raquel ou sur La science simplifiée, veuillez communiquer avec l’équipe de communication scientifique de RNCan.

À découvrir :

Pour en savoir plus sur les travaux de recherche de Raquel Alfaro Sánchez, consultez Canada.ca et ResearchGate.

Article : La fonte du pergélisol entraîne des problèmes majeurs dans les collectivités du Nord de l’Arctique canadien

Vidéo de La science simplifiée : L’étude du pergélisol dans l’Arctique canadien

TreeSource – Base de données nationale de RNCan sur les cernes de croissance d’arbres